Or donc, cette incurable envie d’Iran, contractée à lire en
boucle l’Usage du monde de Nicolas Bouvier, devenant très
encombrante et n’ayant trouvé personne pour m’accompagner en ces
terres lointaines, je finis par rejoindre un petit groupe branché
culture au grand étonnement de mon entourage, « toi en
voyage organisé ? » Seize jours entre Shiraz et Téhéran,
ce n’était pas la mer à boire.
Le
groupe, le foulard, la liberté sous condition, j’acceptais tout .
Pour le reste, je n’avais rien préparé, comme d’habitude.
Arrivés
en pleine nuit et un seul jour pour « faire » Shiraz. Je
m’en étouffe. Même les japonais ont renoncé à cette pratique
barbare du One day/ One Town. Course contre la montre, minibus coincé
dans les bouchons, c’est jeudi après midi, début du week-end pour
les habitants de cette belle ville. Il fait beau et tout le monde est
parti en pique nique.
Simone,
notre guide et organisatrice, puits de science devant l’éternel,
surdopée à la grande Histoire, mène son troupeau à la baguette.
Intarissable, elle jongle avec rois, peuples, chefs, empereurs,
envahisseurs, prophètes, shahs et ayatollahs. Pas moyen d’échapper
à sa logorrhée ponctuée de mots d’esprit sur lesquels elle
retient son souffle comme attendant les bravos. Je regarde les
autres, pas un pli de figure. Serait ce que je me serais trompée de
voyage ?
J’en ai pour quinze jours, adaptons-nous. Et me voici chaque matin,
dans les meilleures dispositions. Ah les Mèdes! Ah les Achéménides,
les Sassanides, les Seldjoukides, les Mongols, les Safavides ! Tiens
Alexandre le Grand, ça fait plaisir de croiser quelqu’un de
connu ! Ah Zarathoustra vous ici, enchantée !C’est
qu’ils sont très nombreux sur ce coup là, et, malheur à celui
qui rate une marche. Puis, ( mais à quel moment ?) je décroche.
Il
y a des voix qui me perdent, qui me dissuadent, qui me promettent
tant d’ennui que j’en oublierais la vie qui frétille à côté.
J’en ai connu sur les bancs du lycée, j’en ai connu au boulot et
dans nombre de réunions, de ceux-là qui boivent leurs paroles.
Cancre je suis, cancre je resterai. Je n’apprends que dans la joie,
c’est vous dire.
Nous
vivons beaucoup dans le minibus piloté par Hossein. Maman Simone qui
ne tarit pas d’éloges sur lui, profite du micro pour en rajouter
une couche. Prisonnière derrière la vitre, je contemple le paysage
et les scènes d’extérieur.
Étrange
tout de même, Simone ne connaît pas un mot de farsi. Hossein pas un
de français ni d’anglais mais grâce à son logiciel de
traduction, j’apprendrai quelques mots. er.
Shiraz,
le jardin d’Hafez, le grand poète, un havre de paix au bout de
cette journée épuisante. Si joli que je me pose cinq minutes pour
un petit dessin. Des étudiantes m’entourent, m’interrogent en
anglais, de l’envie plein les yeux, «à quel âge avez vous
commencé à voyager? ». Quand je relève la tête, le groupe a
disparu. Je le retrouve attablé devant notre premier dough, sorte de
lait fermenté. Le ton de Simone est lourd de reproches : «Tu
as manqué le plus beau, le poème d’Hafez que j’ai lu en ton
absence» .
Flâner,
observer, rêver, partager des petits éclats de vie, savourer deux
sous de rencontre: interdit. Faut suivre ! J’ai essayé de
survivre en grappillant de ci de là quelques moments volés,
toujours remarqués, «encore elle la dernière»… J’endosse
fissa le rôle de l’empêcheuse de s’instruire en rond. C’est
fou comme un groupe peut changer les individus, car pris un par un,
ces gens là sont bien respectables.Et même si mon humour ne fait
pas l’unanimité, je reste gentille. Ne gâchons pas tout
1Ere
toile à Ispahan
Pas
croire tout de même que je vais déroger à ma règle. Chercher le
cinéma partout où il se cache. Un pays se découvre aussi par
l’usage qu’on fait des salles de cinéma, quand il en reste.
J’en
glisse deux mots à la chef qui fait la moue. Mais, la nuit portant
conseil, elle m’arrange, finalement, le coup . Zorah la
correspondante de l’agence de tourisme à Ispahan, parfaite
francophone m’accompagnera dans une salle. Je suis ravie et comme
cette annonce a été faite en public, je demande : «Qui veut
profiter de l’occasion ? » Silence estomaqué. Mais cette
folle qui n’écoute pas la moitié des savantes explications
dispensées par la maîtresse fait maintenant un caprice pour aller
au cinéma ?
Ispahan,
la très belle où l’on ne devrait perdre son temps ni à manger ni
à dormir si on avait tant soit peu de jugeote. Où il y a tant à
visiter que mes touristes associés ont tendance à oublier que des
humains s’agitent autour d’eux.
Sauter sans état d’âme le repas en commun, arpenter à la
remorque de Zorah, une sorte de Champs Elysées à l’iranienne
jusqu’au cinéma dénommé « La Plage ». Il se trouve
auprès du fleuve et de ses pédalos.
Je
m’en doutais, c’est un multiplex. Zohra a déjà payé nos places
sur internet . Envolées mes envies de vieille salle. En reste-t-il
d’ailleurs? Non, me dit-elle tous les anciens cinémas ont été
modernisés.
Un hall au look international et son Mac-do maison. Quant aux
affiches en persan, elles peuvent se laisser classer en trois
catégories, comiques, d’action, et quoi d’autre? Sociologiques,
romantiques? La production est exclusivement iranienne, en V.O. non
sous-titrée ( et en quelle langue pourrait-elle l’être, je vous
le demande? ) .
Je
rembourse les deux places à Zohra, ( le blocus étasunien leur mène
la vie dure). Passage obligé en boutique, chips et bouteilles
d’eau.
Enfin,
nous y voilà, des familles, des femmes seules, des jeunes qui
picorent. Bonne ambiance. C’est un «salon» de 40 places, larges
fauteuils, presque comme à la maison. Ce complexe compte 9 salles de
capacité variable, l’une d’elles de 500 fauteuils. La boutique
tourne à fond entre 10h et minuit, dernière séance. Neuf films à
l’affiche, tous iraniens
A
part qu’à force, nous avons raté le début.
Sur
l’écran, deux types en cavale liés l’un à l’autre par une
menotte(et le resteront jusqu’au bout ). Très bavards, l’un
fait le clown, l’autre la gueule. Si je devais choisir, c’est ce
dernier que je prendrais .
Le titre traduit pourrait être Le Bon Gène. Le récit enfile un tas
de péripéties dont je ne suis pas toujours les tenants et les
aboutissants, disons qu’en gros, il y a les nantis et les prolos,
une histoire d’amour contrariée et un peu de baston . On y visite
des intérieurs somptueux et minables. Image pas terrible. De la
série tournée à l’arrache. Mes heureux voisins rigolent par
moments. Le farsi me reste impénétrable.
Vous
me direz, « mais le visionnage à outrance de films muets de
ton festival d’Anères (promo gratuite ) devrait t’aider à
comprendre sans avoir recours aux paroles. ». Que non. Les
acteurs du muet faisaient des efforts, et, de temps à autres des
cartons venaient vous sauver la mise. Ceux d’aujourd’hui adorent
envoyer leur réplique sans un pli de figure et vous voilà réduite
à bâtir des hypothèses ruinées aussitôt qu’émises. Ce qui ne
m’empêche pas de goûter le compagnonnage des voisins et ce qui
s’en dégage.
Zorah a aimé. Encore heureux c’était son choix. De retour sur le
boulevard, du monde partout. Le soir s’installe. Les magasins sont
ouverts, l’air léger . On longe les petits comptoirs de bouffe
rapide. J’achète des frites .
Dis
moi Zorah y a t-il un message dans ce film? Oui. C’est une
histoire de castes, du genre il pleut toujours sur les mouillés, et
l’un des pauvres étaient le fils caché d’un riche etc…Sans
référentiel, je pencherait vers une critique politico compatible.
D’ailleurs le réalisateur Saïd Soheili qui a donné le premier
rôle à son fils, est une star de la télé.
Abbas
Kiarostami ? Jafar Panahi ? Elle ne connaît pas, ou ne
veut pas aborder le sujet, mais cite avec fierté Ashgar Faradi qui
fait actuellement une carrière européenne.
Puis,
pressée de retrouver son mari, elle me raccompagne à l’hôtel.
2eme
toile à Hamadan
Dernière et inexplicable étape de deux jours à Hamadan, grosse
ville perchée à presque deux mille mères au pied des pentes
enneigées du mont Alvand (3580m). A deux cent cinquante kilomètres
de Téhéran. Bien qu’elle ait vu naître le roi Cyrus le Grand,
l’ancienne ville de Mèdes, rasée et reconstruite, n’attire,
outre les montagnards, que de discrets adorateurs des mausolées
d’Avicenne et de Mardochée.
Ses
habitants vivent entre eux. L’ambiance générale s’en ressent et
pour peu que vous vous promeniez seul(e) vous n’êtes plus qu’une
personne lambda dans la rue.
C’est ici que notre grande prêtresse a décidé d’attendre la
fin du voyage, loin de Téhéran, qu’elle connaît mais n’aime
pas, ses embouteillages, sa pollution etc…De la capitale, nous ne
verrons que deux musées, la fin du bazar, et les fauteuils d’un
chic établissement où elle nous parque dans l’attente du vol pour
Istamboul à 4h du mat. Mais j’anticipe.
Je
vais rendre à Avicenne ma visite de politesse et basta. Bye bye les
amis, saluez Mardochée pour moi et ne m’attendez pas pour le
repas. Sur mon lit, je reprends où je l’ai laissée la lecture
d’un bon gros polar qui me tient compagnie depuis le départ.
Pourquoi se presser ? Une longue soirée s’offre à moi.
Plan
en main, je descends le boulevard, à la recherche du cinéma indiqué
par la réceptionniste de l’hôtel. Le temps s’est mis au froid,
il souffle un vent qui, pour la première fois, me fait supporter le
foulard. Traverser le square aux joueurs d’échecs et de jacquet,
se jeter dans le tourbillon des véhicules du rond point, continuer
dans la lumière rose jusqu’à la place Imam Khomeini, centre exact
de cette ville. Croiser des femmes en tchador qui retiennent leurs
tentes à deux mains (tente est la traduction de tchador ), marcher
au milieu des passants qui se pressent, qui me regardent ou pas, qui
me demandent ou pas where do you comme from, qui sourient ou non,
mais répondent tous à mon salam.
Vous
croyez vous que c’est facile de trouver le cinéma ici? Des
entrées couvertes de plaques en persan, des affiches à foison et
des files patientes, il y en a partout, je me fourvoie dans un grand
hall qui, après une observation plus fine se rapproche du centre
médical. Un jeune homme m’indique la porte à côté.
Un simple couloir, ouvrant sur une grande pièce où se prélasse un
projecteur hors d’âge . Une petite caisse au milieu de rien.
Un lieu comme je les aime. Le jeune homme connaît le caissier, mon
projet les amuse. J’observe les affiches. L’une d’elles à
dominante bleue, montre des hommes en pleine action. Elle est barrée
d’un titre anglais : « 6,5 Toman Per Meter » de Saeed
Roustaee ». A quelle heure ? A vingt heures, me montre le
caissier sur l’horloge.
Mais
il est projeté dans un autre cinéma, un peu plus loin sur la place.
Dialogue de doigts : tu marches un peu, tu tournes, c’est là
. Photos souvenirs avant de se quitter.
Me
revoici dans la rue, le temps presse. Help ! Une jeune fille me
prend par la main et me pousse dans l’entrée du deuxième cinéma.
Dans son jus, comme le précédent. Le ticket d’entrée coûte le
prix d’un café, c’est à dire pas grand-chose pour autant que je
puisse en juger. Avec leur avalanche de zéros, on se croit
facilement millionnaire. Même au bout de quinze jours, je ne
comprends rien aux tomans et aux rials. Autant donner aux commerçants
le paquet de billets et qu’ils se servent.
Une
assez grande salle, loin d’être pleine. Des femmes installées au
fond me font signe de se joindre à elles, et moi, bourrique, je me
plante comme toujours devant l’écran en les remerciant de la
main. Une belle occasion perdue .
Pas
de pub, ni de bandes annonces. Ça commence fort.
Descente
de flics chez les drogués miséreux. Ils vivent par centaines dans
des pipelines empilés les uns sur les autres, sorte de ruche
couchée. Rythme et vision d’enfer, félicitations au chef op. Ici,
Police se dit Police.
Le
théme est clair : remonter jusqu’à la tête d’un trafic
d’héroïne. Dans les hautes sphères, bien sûr. L’inspecteur
principal, proche de la retraite, a des états d’âme. C’est là
que le bât me blesse. Il parle beaucoup. Trop. Avec ses collègues,
avec les suspects, avec toujours des hommes. Un film sans femme. Un
concept après tout, Perec a bien écrit la Disparition sans la
lettre « e ».
Nous avons droit à des appartements de luxe où des nantis à belle
gueule se détendent dans leur piscine intérieure. Visite des
différents lieux de détention, où tous sans discrimination se
retrouvent en enfer. Oubliés, salis, battus, affamés. Pour un jour,
pour toujours. De quoi vous faire passer l’envie de contrarier
quiconque dans ce pays.
Les
scènes d’action s’effacent peu à peu devant des palabres sans
fin, en plans fixes. Grâce à mes échanges via le portable
d’Hossein, j’ai appris : salam (bonjour), mam-noun (merci)
que je retiens ainsi (maman, à midi, me donne à manger, donc je lui
dis merci ), khoda hafez ( prononcer roda afez,) au-revoir, (je
prends la route de Fez, donc je me tire, au revoir), bale, oui et na,
non. Facile.
A
part ces éléments de langage essentiels, j’ai du mal à suivre.
L’ennui me gagne. Une bonne heure est passée…je m’échappe par
la sortie de secours.
Pour
trouver la neige. Qui tombe en furie. Le vent a redoublé. Il détruit
les petits étals du marché de nuit qui couvraient la partie
piétonnière du boulevard, le marchand de linge court après ses
chaussettes, un autre ses petits paniers. J’ai froid et un peu
faim. Le boutiques ferment l’une après l’ autre. Trois hommes
qui pliaient leur terrasse, ressortent leur vaisselle pour me
réchauffer du lait sucré. Mes mots de persan trouvent ici leur
usage. Et les conditions hivernales me rappelant mes Pyrénées,
c’est ravie que j’attaque le chemin du retour pliée en deux dans
la tourmente.
Internet
m’apprend que ce film a été sélectionné à la Berlinale, que
son réalisateur est bien côté à l’international. C’était
finalement une bonne pioche.
Dernier
clin d’œil cinéma avant de quitter le pays. L’hôtel étoilé
de la capitale où nous attendons l’heure du départ, abrite le
siège du 37ème Festival International de Films de Téhéran du 18
au 26 avril 2019, nous sommes à deux jours de la fin, encore une
occasion perdue…
A défaut de pouvoir le suivre, j’en feuillette le programme, 132
films sur 7 salles. Parmi une forte sélection iranienne, quelques
productions européennes, chinoises, russes et d’autres pays
d’orient. Un seul film français : Bécassine de Denis
Podalydes. Ah! Comme j’aurais voulu être dans la tête des
sélectionneurs ! Sans juger des qualités du film, je subodore
qu’on veut montrer une France nostalgique, charmante, peuplée
d’archétypes sépia,parfaitement innocents. Ou bien, ou bien…